13 décembre 2017

[Peregrinus] La liturgie en Révolution (1) : L’atteinte à la prière publique de l’Eglise

SOURCE - Peregrinus - Le Forum Catholique - 13 décembre 2017

Si l’Assemblée Nationale Constituante, de la mise à la disposition de la Nation des biens du clergé en novembre 1789 à l’installation de la nouvelle hiérarchie constitutionnelle au printemps 1791, a imposé un profond bouleversement dans l’organisation et la vie de l’Eglise de France, elle semble tout d’abord ne s’être guère intéressée à la liturgie. Contrairement à Joseph II d’Autriche, qui légifère sur le nombre des cierges ou la longueur des chants, ce qui lui vaut d’être surnommé par Frédéric II de Prusse le « premier sacristain du Saint-Empire », la Constituante, malgré la radicalité de ses réformes religieuses, n’a fait aucune réforme liturgique. 

Une telle réserve, alors que la Constitution civile du clergé du 12 juillet 1790 vise à régénérer le clergé en l’intégrant à la Nation, peut surprendre. Il est possible de l’expliquer de deux manières. Tout d’abord, l’Assemblée, qui se défend d’avoir mis la main à l’encensoir, entend conserver une certaine prudence en se gardant de modifier visiblement les rites ; en effet, dans la doctrine du clergé constitutionnel lui-même, tout ce qui concerne immédiatement le culte ou l’administration des sacrements relève d’une « discipline intérieure » dont la puissance spirituelle seule peut disposer. De même que le refus d’ouvrir à cette époque le débat sur le mariage des prêtres, auquel une part considérable des députés du Tiers est probablement favorable, le silence des décrets de la Constituante sur la liturgie témoigne d’une volonté toute pragmatique de ménager au moins provisoirement la sensibilité des catholiques, déjà exaspérés par le refus, le 12 avril 1790, de proclamer la religion catholique religion de la Nation française et par le décret du 12 juillet réorganisant l’Eglise de France.

Si cette première raison est probablement déterminante, il est possible d’en évoquer une seconde. Contrairement à ce que l’on croit souvent, la nouvelle Eglise issue du décret du 12 juillet 1790 n’est pas une Eglise nationale, mais une juxtaposition d’Eglises départementales (1) à peine fédérées par les nouvelles métropoles, comme l’ont bien relevé à l’époque les adversaires du décret (2). Il n’existe pas dès lors de véritable raison de procéder à l’élaboration et à l’imposition d’une unique liturgie nationale, dont le projet n’apparaît qu’après la Terreur, avant d’être repris dans les articles organiques du Concordat de 1801. 

Les évêques constitutionnels ne semblent pas davantage s’être intéressés à la réforme des livres liturgiques en usage dans leurs diocèses, alors même que la nouvelle circonscription ecclésiastique basée sur les départements entraîne la coexistence, au sein d’un même diocèse, entre plusieurs rites. Ainsi, dans le diocèse de la Charente, les paroisses issues de l’ancien diocèse d’Angoulême suivent le rite romain, tandis que les parties du département issues des diocèses de Périgueux, de Sarlat, de Cahors, de Poitiers, de Limoges et de Saintes suivent des rites propres dérivés du rite parisien. Une telle disparité, qui explique pour partie les réformes successives entreprises par les évêques du Concordat à la romanisation du milieu du XIXe siècle, ne semble pas avoir engagé les prélats constitutionnels à promouvoir l’uniformité au sein de leurs diocèses. Là encore, le souci de ménager clergé et fidèles, alors que la lutte entre jureurs et réfractaires bat son plein, explique sans doute largement la prudence des intrus. 

Il pourrait donc sembler à première vue que la réorganisation constitutionnelle de l’Eglise gallicane n’a pas affecté la prière publique. Une telle vue est cependant trop courte. En effet, bien que les réformes de la Constituante n’aient, à quelques exceptions près, guère altéré la vie liturgique des paroisses, elles ont en réalité détruit la perpétuité de la prière publique en anéantissant tous les corps qui y étaient voués. Ainsi, la suppression des ordres religieux, décidée par l’Assemblée dès février 1790, c’est-à-dire avant même l’ouverture des débats sur la Constitution civile, entraîne logiquement la disparition des monastères et couvents dédiés à la célébration de l’opus Dei. Cette mesure est aggravée par la Constitution civile, qui anéantit les bénéfices sans charge d’âmes, éteint définitivement les églises collégiales et prétend ramener les églises cathédrales à leur « état primitif » supposé (titre I, article 7). La Constitution civile conçoit l’évêque comme le premier des curés du diocèse. La cathédrale, église épiscopale, est donc avant tout une église paroissiale dont l’évêque est le curé (3). Les douze à seize vicaires qui lui sont adjoints, qui remplacent à la fois vicaires généraux et chanoines, sont à la fois ses auxiliaires dans le gouvernement du diocèse et les vicaires de la paroisse cathédrale. 

Une telle réforme n’est pas sans conséquence dans la célébration de l’office divin. A partir de l’automne 1790, les chapitres cathédraux sont dispersés par les autorités civiles ; des scellés sont parfois apposés aux portes de la sacristie et aux grilles du chœur. A la cathédrale de Soissons, seule reste ouverte, après le départ forcé des chanoines, la chapelle paroissiale des Fonts tandis que le chœur demeure fermé jusqu’à l’installation solennelle de l’évêque intrus (4). L’office perpétuel est donc interrompu. Mais même dans les cathédrales dont les autorités n’imposent pas la fermeture totale ou partielle, la prière publique est atteinte dans son intégrité. Certes, à Rouen ou à Bayeux, les autorités municipales chargent les prêtres du bas-chœur de la cathédrale de poursuivre la célébration solennelle des offices. Cependant, ceux-ci sont ramenés au cadre paroissial. Désormais, les prêtres du bas-chœur acquitteront les messes matinales, les messes de fondation et une grand-messe chaque jour ; mais les heures canoniales sont supprimées ; les vêpres elles-mêmes ne seront chantées que les dimanches et fêtes. L’office constitutionnel des cathédrales est un office paroissial et non canonial (5). 

L’installation des évêques intrus et de leurs vicaires n’apporte aucune amélioration à ce nouvel état. Occupés à l’administration du diocèse ou aux soins du ministère paroissial, lorsqu’ils ne se jettent pas à corps perdu dans les clubs politiques, les vicaires épiscopaux n’ont guère de temps à consacrer à l’office du chœur. 

Si l’on pourrait citer de nombreuses protestations pleines de vigueur et de dignité élevées par les chapitres cathédraux contre leur dispersion forcée, c’est à un laïc, le canoniste Gabriel-Nicolas Maultrot, qu’il est revenu d’exprimer avec le plus de force la signification profonde d’une telle atteinte à la prière publique de l’Eglise. Contre Henri Grégoire, évêque intrus du Loir-et-Cher, qui moque les chapitres détruits et se félicite du primat donné aux fonctions paroissiales dans les cathédrales, Maultrot, pourtant défenseur des droits des curés à la fin de l’Ancien Régime, met en évidence, en termes magnifiques, la valeur proprement ecclésiologique de la liturgie de l’église cathédrale.
Je vois ici une erreur bien plus sérieuse que votre satyre imbécile [contre les chanoines]. C’est celle qui ne fait de la priere publique de l’évêque & de son église, qu’un service accessoire, & qui n’est point immédiatement applicable aux fideles ; erreur qui démontre que vous n’avez aucune idée de l’unité de l’église, dont l’office perpétuel de la cathédrale est le sacrement, le signe sensible, & que vous n’en connoissez pas plus le mystere dans son culte que dans sa puissance. Dieu est un, Monsieur, & il a tout réduit à l’unité. Il a réconcilié le ciel & la terre par J. C. son Fils, qu’il a rendu le centre de toutes choses. C’est en lui qu’il réunit toutes les substances spirituelles & corporelles, visibles & invisibles ; c’est par lui que les anges et les hommes lui rendent l’hommage dû à sa majesté suprême. J. C., pour former de vrais adorateurs à Dieu son Pere, a fondé son église. Cette église, quoique dispersée par tout le monde, est une. Il en est le chef invisible ; le successeur de Pierre en est le chef visible […]. Rome est son point de réunion, son centre commun. Chaque église particuliere est une, aussi bien qu’elle ; elle se réunit dans son évêque, & le clergé de sa cathédrale. […] Cette premiere église est le point de réunion de toutes les parties qui composent le diocèse : elle est le principe d’où tout part, « la source des bénédictions & consécrations divines, qui coulent & se distribuent dans les paroisses, d’où la majesté du culte divin & la sainteté de nos sacremens se répandent dans les églises inférieures ». Elle est aussi le centre où tout aboutit. C’est à la priere publique de l’évêque & de la premiere église, centre de la communion diocésaine, comme Rome est celui de la communion catholique, que viennent se réunir & se consolider toutes les prieres, toutes les bonnes œuvres qui se font dans le diocèse. Le pere de famille prie dans sa maison, avec sa femme, ses enfans, ses serviteurs ; l’abbé, dans son monastere, avec sa famille spirituelle ; le curé, dans sa paroisse, avec ses paroissiens […]. Mais à l’exemple de Daniel, 6, 10, tous dirigent leur esprit vers la ville sainte, vers le temple sacré où l’évêque, assisté de son clergé, environné des fideles, présente au Tout-Puissant leurs besoins, leurs vœux, le tribut de leurs adorations & de leurs actions de graces (6).
L’abandon par l’Eglise constitutionnelle de la prière publique perpétuelle des diocèses, sacrifiée aux conceptions étroitement utilitaristes qui marquent la pensée des constituants et d’une partie du clergé, constitue un signe de la perte du sens de l’unité catholique. Par les lois qui règlent son organisation, l’Eglise constitutionnelle est une Eglise dont l’activité ne prend pas surnaturellement sa source dans la prière et dans la liturgie. Il est donc faux de dire que la Constituante n’a pas altéré la prière publique. Certes, elle s’est gardée de réformer les livres liturgiques. Elle n’en a pas moins porté une atteinte extrêmement grave à l’intégrité de la prière de l’Eglise, condamnée, à l’encontre de sa raison d’être la plus profonde, à se plier aux vues d’utilité sociale des hommes de 1789. 

(A suivre)

Peregrinus
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(1) Cf. Gérald Chaix (dir.), Le diocèse. Espaces, représentations, pouvoirs (XVe-XXe siècle), Cerf, Paris, 2002. 
(2) Voir par exemple l’importante intervention à la Constituante le 31 mai 1790 de l’abbé Goulard, curé de Roanne, dans Archives parlementaires, t. XVI, p. 11, ou la déclaration du chapitre de Saint-Brieuc du 9 novembre 1790 (Archives Nationales, D/XXIX/bis/25). 
(3) Cf. Paul Chopelin, « Les paroisses urbaines de l’Eglise constitutionnelle (1791-1803) », dans Anne Bonzon, Philippe Guignet, Marc Venard (dir.), La paroisse urbaine du Moyen Age à nos jours, Cerf, Paris, 2014, notamment p. 292-293.
(4) Archives départementales de l’Aisne, L1502, Procès-verbal d’apposition des scellés à la cathédrale de Soissons, 13 novembre 1790.
(5) Jules Charrier, Claude Fauchet, évêque constitutionnel du Calvados, député à l’Assemblée Législative et à la Convention (1744-1793), Honoré Champion, Paris, 1909, t. II, p. 50-51.
(6) Gabriel-Nicolas Maultrot, Comparaison de la constitution de l’Eglise catholique et de la nouvelle Eglise de France, Dufresne, Paris, 1792, p. 224-226.