14 octobre 2017

[Peregrinus - Le Forum Catholique] Révolution française et traditionalisme (XIV): Le succès d'un accord pratique: la réconciliation des anciens jureurs

SOURCE - Le Forum Catholique - 14 octobre 2017

On a vu dans les deux parties précédentes les problèmes posés par la résistance d’une proportion notable de l’ancien épiscopat à la démission exigée par Pie VII le 15 août 1801. Cependant, il reste à dire quelques mots de la réconciliation avec le Saint-Siège des évêques de l’Eglise constitutionnelle, rarement évoquée dans le milieu traditionaliste, où elle semble peu connue, mais, en tant qu’accord pratique difficilement conclu, mais finalement couronné de succès, susceptible de lectures et d’usages contradictoires qui la rendent d’autant plus intéressante que les historiens qui ont écrit à son sujet, d’André Latreille à Bernard Plongeron, ont curieusement recouru à un langage qui rappelle de fort près les controverses actuelles.

Après la conclusion du Concordat, la totalité des évêques constitutionnels, soumis à la pression du gouvernement, démissionnent afin de rendre possible la pacification religieuse de la France, sans que la démission implique cependant la rétractation de la conduite tenue pendant la décennie révolutionnaire. Or, dès le lendemain de la signature du Concordat, dont aucun article ne mentionne les assermentés, Bonaparte annonce au cardinal Consalvi, secrétaire d’Etat de Pie VII, qu’il choisira les futurs évêques concordataires dans les deux anciens clergés réfractaire et constitutionnel. Le premier consul exige en outre qu’aucune rétractation humiliante ne soit exigée des anciens jureurs. Le cardinal Caprara, légat du pape, reçoit alors la mission de tout mettre en œuvre pour écarter les constitutionnels, mais il est autorisé à accorder aux nouveaux évêques l’institution canonique, sous réserve que Rome confirme ses actes dans les six mois.
  
Très rapidement, le légat comprend qu’il ne fléchira pas Bonaparte ; Consalvi l’engage donc d’une part à écarter les chefs du parti constitutionnel, notamment Grégoire, d’autre part à exiger des constitutionnels retenus par le gouvernement l’adhésion aux jugements du Saint-Siège. Le 30 mars 1802, Bonaparte annonce à Caprara la nomination de douze constitutionnels parmi les quarante-cinq premiers évêques et ne laisse au légat qu’une semaine pour donner son approbation. Le Cardinal, sous la pression du conseiller d’Etat Portalis et de l’abbé Bernier, n’a donc que très peu de temps pour obtenir de ces évêques jureurs l’indispensable soumission au jugement de Rome (1).

Il faut noter ici que certains constitutionnels, à cette date, sont déjà entièrement rétractés. Ainsi Louis Charrier de La Roche, l’ancien apologiste de la Constitution civile du clergé, se repent-il de ses anciennes fautes dès le moment où lui est proposé le siège de Versailles, où il fait aussitôt preuve d’une rigoureuse orthodoxie (2), ce qui lui vaut d’être regardé comme un renégat par Henri Grégoire (3). Fesch, oncle de Bonaparte, nommé au siège de Lyon, a été préalablement converti par le sulpicien Emery, qui loue son « zèle pour la religion et pour l’Eglise (4) ». A Bayonne, il est reproché par la police à l’ancien assermenté Loison, très effacé, de recevoir avec froideur les constitutionnels et de se régler par les avis d’un conseil exclusivement dominé par les anciens réfractaires (5). Plusieurs des anciens assermentés retenus dans le nouvel épiscopat ont donc aussitôt tenu une conduite très digne.

Cependant, en mars 1802, la plupart des anciens évêques constitutionnels sont encore bien loin d’être animés de tels sentiments. Pressé par l’abbé Bernier, le cardinal Caprara finit par accepter un moyen terme : on ne demandera pas aux évêques la signature d’une rétractation écrite, mais on se contentera d’une rétractation verbale devant deux témoins. Les machinations de l’abbé Bernier, ancien aumônier de l’armée catholique et royale, nommé au siège d’Orléans, permettent alors de faire croire au légat à la rétractation des évêques, dont l’abandon de la Constitution civile du clergé est en réalité purement pratique et non doctrinal (6). 

Cette manœuvre permet aux anciens constitutionnels d’obtenir de Caprara l’institution canonique ; cependant, Mgr Lacombe, nommé au siège d’Angoulême, suivi par les évêques Le Coz, Périer, Saurine et Reymond, ne tarde pas à protester violemment de son attachement aux principes de la Constitution civile. Cet épisode provoque la consternation à Rome, où l’on se résigne finalement à accepter comme valide le certificat délivré par Bernier, tout en tirant parti de l’attitude : bien qu’ils aient déjà été officiellement installés, les évêques demeurent dans l’obligation de solliciter leurs bulles, mais Rome se garde de leur répondre (7). Si la situation des évêques anciens jureurs demeure peu régulière, Rome donne cependant l’impression d’avoir cédé dans un premier temps à la pression du gouvernement français et à l’opiniâtreté des constitutionnels.

L’affaire connaît de nouveaux développements à la fin de l’année 1804, lorsque les évêques se trouvent rassemblés à Paris à l’occasion du sacre de Napoléon : Pie VII entend en effet refuser de donner le moindre signe de communion aux constitutionnels non rétractés. A cette date, la situation a déjà connu une évolution notable. Depuis 1802, Mgr Primat, archevêque de Toulouse, Mgr Bécherel, évêque de Valence, Mgr Berdolet, évêque d’Aix-la-Chapelle et Mgr Leblanc de Beaulieu, évêque de Soissons, se sont dissociés de leurs confrères, avec lesquels ils faisaient jusque-là cause commune, en demandant au légat Caprara une nouvelle absolution (8). Le cas le plus notable est peut-être celui de Mgr Leblanc de Beaulieu, chez qui l’attachement à la Constitution civile se doublait de convictions nettement jansénistes. L’évêque de Soissons évoque ainsi son évolution personnelle, amorcée dès le début 1802, en des termes qui méritent d’être signalés :
Mon changement sur certains points contestés, quoiqu’ils ne dussent l’être, ne me rendra, j’espère, ni plus ami des systèmes opposés aux grandes et saintes vérités de la gratuité, nécessité et efficacité de la Grâce du Sauveur, ni moins ennemi des excès, auxquels j’ai vu se porter, en fait d’opinions fausses, plusieurs de ceux qui se regardent comme les défenseurs immaculés et exclusifs de ces mêmes vérités. J’ai à ces messieurs l’obligation de m’avoir ramené indirectement, et sans le vouloir, au point précis où il faut être pour ne donner dans aucun extrême (9).
La conversion de Mgr Leblanc de Beaulieu est si complète qu’au début de 1804, dans un mémoire malheureusement perdu, il exhorte ses anciens confrères encore dissidents à l’imiter. Deux ans seulement après la formation du nouvel épiscopat, la réorganisation concordataire tourne donc nettement à l’avantage de l’orthodoxie. 

Le sacre de Napoléon donne lieu à de multiples rédactions de formules de soumission qui ne sont pas sans intérêt. Le 30 novembre 1804, une première formule de « soumission au Saint-Siège sur les affaires ecclésiastiques de France » est transmise aux anciens constitutionnels par l’intermédiaire de Fouché. Mgr Le Coz, archevêque de Besançon, qui passe pour le meilleur théologien des jureurs récalcitrants, accepte de la signer. Cependant, le pape s’aperçoit que les constitutionnels ont substitué les « affaires canoniques » aux « affaires ecclésiastiques », ce qui le conduit à dénoncer ce procédé à Napoléon (10).

Le cardinal Fesch, archevêque de Lyon, propose alors une formule de conciliation, qui conserve la soumission sur les affaires ecclésiastiques, mais ajoute une phrase qui lave les constitutionnels de tout soupçon de duplicité depuis l’institution donnée par le légat : 
J’ai constamment été attaché de cœur et d’esprit au grand principe de l’unité catholique et que tout ce tout ce que l’on m’aurait supposé ou qui aurait pu m’être échappé de contraire à ce principe n’a jamais été dans mes intentions.
Cette satisfaction, jugée insuffisante par Mgr Le Coz, recueille néanmoins l’adhésion de Mgr Périer, évêque d’Avignon, et celle plus surprenante de Mgr Lacombe, évêque d’Angoulême, qui passait pour le plus intraitable (11). 

Au moment du sacre, il ne reste donc plus que quatre évêques dissidents. Comme le note André Latreille, si l’on excepte Le Coz, il ne reste dans la résistance que les « moins recommandables par leur tenue et leur doctrine (12) ».

Le 22 décembre 1804, les quatre évêques, qui sentent que l’appui du pouvoir civil se dérobe, sont reçus par Pie VII et finissent par signer un formulaire où ils promettent « soumission aux jugements du Saint-Siège et de l’Eglise catholique, apostolique et romaine sur les affaires ecclésiastiques de France ». L’ajout des jugements de l’Eglise et non seulement du Saint-Siège est susceptible d’une interprétation gallicane, et il est hors de doute que les constitutionnels donnaient à ces mots un sens très différent de celui que leur prêtait Pie VII. Cette ambiguïté n’en marque pas moins selon André Latreille la « défaite des constitutionnels (13) » : en effet, par la suite, seul Mgr Saurine, évêque de Strasbourg, ose nier publiquement s’être rétracté de son adhésion à la Constitution civile.

L’histoire de la réconciliation des évêques constitutionnels avec le Saint-Siège est donc celle d’un accord pratique, initialement consenti à contre-cœur par Rome sous la pression du gouvernement français, qui porte néanmoins ses fruits non seulement de pacification religieuse, mais aussi de rétablissement doctrinal, puisqu’il permet l’abandon graduel, mais définitif des erreurs de la Constitution civile du clergé : alors qu’en 1802 les évêques constitutionnels intégrés à l’épiscopat concordataire, sûrs de leur bon droit, refusaient presque unanimement le pardon du Saint-Siège, trois ans seulement plus tard, tous, à l’exception d’un seul, ont de fait reconnu leurs erreurs. C’est bien au bénéfice de la doctrine que la réconciliation s’est opérée, même au prix de quelques formules équivoques.

Entre triomphe final de la vraie doctrine et puissance d’absorption de l’Eglise hiérarchique, un tel épisode est certainement susceptible de recevoir de la part des traditionalistes d’aujourd’hui des interprétations diverses ; il suggère en tous cas à quel point il est difficile d’imposer aux crises du passé un sens univoque dans l’usage qui en est fait dans les controverse présentes. 

Peregrinus
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(1) André Latreille, Napoléon et le Saint-Siège (1801-1808). L’ambassade du cardinal Fesch à Rome, Félix Alcan, Paris, 1935, p. 9-10. 
(2) Charles Ledré, Une Controverse sur la Constitution Civile du Clergé. Charrier de La Roche, métropolitain des Côtes de la Manche, et le chanoine Baston, Librairie Emmanuel Vittes, Paris, 1943, p. 174-175.
(3) Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois, Ambroise Dupont Editeur, Paris, 1837, p. 15. Pour l’ancien intrus du Loir-et-Cher, Mgr Charrier de La Roche est devenu « apostat des principes qu’il a professés ». On voit ainsi, au-delà de l’aigreur qui le caractérise souvent, que pour Grégoire, il en allait des principes, de ce qu’il croyait être la doctrine, et non de facilités pastorales.
(4) Cité par André Latreille, op. cit., p. 128.
(5) Archives Nationales, F/19/906/1, Rapport de la police, 6 nivôse an XI.
(6) Bernard Plongeron, Des résistances religieuses à Napoléon, Letouzey & Ané, Paris, 2006, p. 167.
(7) André Latreille, op. cit., p. 12.
(8) Ibid., p. 352.
(9) Cité par Rodney Dean, L’Eglise constitutionnelle, Napoléon et le Concordat de 1801, chez l’auteur, Paris, 2004, p. 540. La lettre, adressée à Baillet, ancien curé constitutionnel, est datée de janvier 1802, mais ce n’est qu’au début de l’année 1804 que l’évêque de Soissons semble s’être pleinement soumis aux jugements de l’Eglise.
(10) André Latreille, op. cit., p. 354.
(11) Ibid., p. 356.
(12) Ibid., p. 357.
(13) Ibid., p. 360.