1 janvier 1970

28 septembre 1963 [(un groupe de scholastiques spiritains)] Lettre à Mgr Lefebvre

SOURCE - (un groupe de scholastiques spiritains) - 28 septembre 1963

Monseigneur le Très Révérend Père
Révérends Pères,

Cette lettre vous est adressée par un groupe de scolastiques au terme de leur récollection des voeux perpétuels à Chevilly. Sous la direction du père Le Meste, dans un cadre de réflexion et de Prière, nous avons essayé de nous mettre, d’une façon lucide et personnelle en face des exigences de l’engagement définitif au sein de la Congrégation. À la suite d’entretiens et d’échanges en présence des pères Le Meste et Dugon, nous avons constaté qu’il existe chez plusieurs d’entre nous une certaine inquiétude, non certes quant à la volonté depuis longtemps ferme et décidée de nous mettre au service de l’Église, mais quant à l’opportunité momentanée de notre engagement définitif dans la Congrégation.
     
Ne voyez dans les lignes qui vont suivre aucun esprit de dénigrement, mais au contraire un amour positif de notre société que nous voudrions aussi apte que possible à répondre aux besoins missionnaires de l’Église et du monde d’aujourd’hui. Si nous avons décidé de vous exposer nos points de vue et nos aspirations, c’est parce que nous sommes, d’une part, persuadés que l’unité d’esprit entre supérieurs et inférieurs est indispensable pour mener à bien l’oeuvre commune de la Congrégation, et que, d’autre part, nous sommes intimement convaincus qu’une société ou une oeuvre ne sont efficaces que si elles sont d’Église, imprégnées de l’esprit de l’Église, tel que Jean XXIII et Paul VI l’ont défini dans leurs récents discours. Et la mission de l’Église, c’est le salut du monde.

Vous devinez là – c’est important pour nous connaître et nous comprendre – les deux pôles de notre vie spirituelle et intellectuelle : d’une part une sensibilité très vive vis-à-vis des réalités humaines et des valeurs du monde, d’autre part un accord complet de pensée et de coeur avec l’esprit actuel de l’Église tel qu’il est exprimé par le souverain pontife et la majorité des pères du Concile. Nous recevons de plus en plus une formation biblique, et nous ne prenons plus tellement au sérieux des exhortations spirituelles qui ne sont pas alimentées aux sources bibliques étudiées à la lumière d’une vraie exégèse. C’est le cas, nous semble-t-il, des citations scripturaires amenées dans la lettre sur le port de la soutane. Nous avons un idéal de vie religieuse qui ne fait pas abstraction de l’élément humain. Nous croyons que notre vie spirituelle ne se construit ni en dehors ni contre notre réalité humaine, et donc qu’elle suppose un épanouissement de toute notre personnalité.

Sur le plan spirituel, notre rencontre avec le Seigneur s’effectue essentiellement à travers la Parole de Dieu et la liturgie comprises et vécues dans une communauté d’Église. Ce qui pour nous est premier, ce n’est pas notre dévotion personnelle, mais c’est la foi vivante de l’Église à laquelle nous sommes intimement associés par notre consécration baptismale et religieuse. Sur le plan apostolique, ce qui est premier ce n’est pas l’oeuvre d’un individu, de tel ou tel missionnaire, mais l’oeuvre d’une communauté portant témoignage en face du monde et participant ainsi à la mission globale de l’Église.

Plusieurs exigences découlent de ces réalités fondamentales : les voeux de religion ne peuvent plus uniquement être envisagés dans leur valeur de sanctification ; il faut les penser et les présenter également dans leurs dimensions communautaires et apostolique. Sur le plan missionnaire, d’après le témoignage que nous recevons, on a l’impression que dans bon nombre de communautés les membres accomplissent leur travail indépendamment les uns des autres et ne se retrouvent que pour réciter ensemble les litanies du S. Nom de Jésus ou d’autres formules, ne vivant que superficiellement, semble-t-il, les exigences profondes d’une véritable communauté de destin, de prière et de travail. Nous ne pourrons réaliser pleinement notre vocation que si les communautés spiritaines proposent à leurs membres un cadre de fraternité et d’amitié sur le plan humain, une vie chrétienne et religieuse s’exprimant dans la prière liturgique et le témoignage d’une pauvreté effective, et se construisant chaque jour dans un dialogue fraternel animé par le « premier » d’entre ses membres.

Malheureusement, nous déplorons souvent le manque de coordination et de collaboration entre la tête et les membres de la Congrégation. Celle-ci nous apparaît parfois plutôt comme un ensemble administratif que comme un ensemble religieux vivant d’un même coeur et d’un même esprit. À cet égard, nous pensons que les Bulletins général et provincial devraient davantage servir de trait d’union entre les différentes communautés. Ils devraient donner des directives missionnaires inspirées par l’esprit de notre Vénérable Père et confrontées aux problèmes actuels du missionnaire. Pour que ces directives et ces exhortations soient accueillies, il faudrait qu’elles soient adaptées aux aspirations, aux difficultés des membres de la Congrégation. Or nous constatons au contraire un manque de dialogue entre la tête et les membres ; nous avons l’impression que les suggestions des membres sont accueillies avec méfiance, ou tout au moins qu’elles ne sont pas beaucoup prises en considération. Souvent les directives nous semblent données par l’autorité à des sujets abstraits qui n’ont plus qu’à s’incliner. Il nous semble que l’exercice de l’autorité dans l’esprit de l’Évangile devrait apparaître plus fraternel, moins disciplinaire.

Si nous sommes entrés dans la Congrégation du Saint-Esprit, c’est avant tout pour nous mettre au service de l’oeuvre d’évangélisation menée par l’Église. Souvent dans le passé, nos éducateurs ont mis trop exclusivement l’accent sur notre formation religieuse et notre sanctification personnelle, alors que notre vocation est autant apostolique que religieuse ; cela se vérifie encore maintenant, notamment dans la carence de formation missiologique et le tâtonnement quant à la formule du stage pastoral. Or nous sentons d’une façon aiguë la nécessité de la qualification et de la compétence pour l’apôtre d’aujourd’hui.

Il n’y a pas d’évangélisation sans connaissance et sans présence au milieu que l’on veut évangéliser. Cela se traduit par un besoin de contact et d’ouverture dans notre formation : il n’y a pas de formation sans information. La qualité de notre action et de notre efficacité sacerdotales dépend de la qualité et de l’objectivité de notre jugement que nous porterons sur le monde que nous aurons à évangéliser. Il nous semble très important de porter sur le monde un jugement vrai. Vous comprenez pourquoi les quelques activités apostoliques que nous avons prises en charge nous aident avec le conseil de nos professeurs à former ce jugement. Et d’autre part les informations diverses que nous recevons par les journaux, la radio, la télévision, sont soumises aussi à ce jugement qui, par l’exercice, devient personnel et fructueux. Plus encore nous aimons ceux qui par des conférences ou des sessions nous aident à garder ce contact avec les problèmes divers du monde actuel ; ce sont des théologiens, des exégètes, des savants catholiques ou des responsables de Mouvements d’Action catholique. Nous avons au cours de ces dernières années bénéficié de leur concours et nous nous expliquons difficilement certaines mises en garde sévères faites à leur égard par la Maison mère.

Dans ce cadre d’ouverture et de sympathie pour les valeurs positives du monde moderne, nous avons la souffrance que nous a causée la lettre sur le port de la soutane. Nous avons parfaitement conscience de l’entier respect que nous devons au Supérieur général pour toutes ses opinions personnelles ; mais notre souffrance et notre inquiétude naissent du fait que des opinions personnelles discutées engagent à travers le Supérieur général toute la Congrégation. Chacun de nous pourrait témoigner du malaise ressenti à ce sujet pendant les vacances lors de rencontres avec des prêtres étrangers à la Congrégation ou même avec des laïcs. L’image du prêtre que nous présente cette lettre paraît inadaptée au monde moderne et répugne à la mentalité des jeunes d’aujourd’hui. Le Vénérable Père lui-même nous dit que « la vie religieuse est indépendante du froc » (Libermann, Notes et Documents, tome 13, p. 708). Il est douloureux pour nous de constater que l’esprit qui anime les directives provenant de la Maison mère ne semble pas suffisamment en harmonie avec l’orientation actuelle de l’Église, avec l’esprit d’optimisme, de confiance dans les valeurs positives du monde, d’accueil et d’ouverture à l’égard de tous les hommes, que manifestent le Concile, Jean XXIII et Paul VI.

Enfin, nous voudrions vous parler d’un fait particulier : nous avons appris que le père Deiss était accusé de monter la tête aux scolastiques contre la Maison mère. Tous les scolastiques de Chevilly sont unanimes à dire que ces accusations sont totalement fausses, le père Deiss ne s’étant jamais permis une critique pendant tout le temps qu’il est venu donner des cours à Chevilly.

Soyez assuré de notre sincère attachement à la Congrégation. Ne voyez dans ces lignes qu’une volonté décidée de promouvoir son bien et l’unité de ses membres. Sachez toutefois que de la valeur et de l’authenticité de la réponse apportée à ces problèmes dépend l’orientation de plusieurs vocations – vocations décidées à s’engager mais soucieuses de faire cet engagement en toute confiance

Septembre 1963, après la récollection des voeux perpétuels