12 février 2016

[Bertrand Y. (blog)] Le Cardinal Baudrillart et Monseigneur Lefebvre, fils éminents de France et de l’Eglise

SOURCE - Bertrand Y. (blog) - février 2016

En des temps où une rare médiocrité de l’esprit et des mœurs est reine, à tous les degrés de la société humaine, il est édifiant et revigorant pour l’âme de s’arrêter sur de très belles figures du passé pas nécessairement éloigné. Henri-Marie-Alfred Baudrillart est à l’évidence l’une d’elles, l’une des gloires de la France (qui l’a fait, entre autres, Commandeur de la Légion d’Honneur) et de l’Eglise. Il vécut à peu près exactement à cheval sur les deux derniers siècles : né et mort à Paris en 1859 et 1942.

Ceux-ci furent, certes, déjà riches en évènements déplorables dont la signification et la grande gravité suffisent à expliquer en majeure partie nos immenses malheurs présents ; puisqu’ils virent les premiers triomphes de la nouvelle ère révolutionnaire inaugurée juste avant eux et qui ne cesse depuis de ruiner de fond en comble le chef d’œuvre magnifique laborieusement édifié sur notre terre par nos aïeux pendant dix-huit siècles : la civilisation judéo-chrétienne et française! Celui qui deviendra, entre autres titres glorieux, prince de l’Eglise (archevêque et cardinal), de la pensée (docteur es-lettres et en théologie) et de la langue (académicien), est lui-même un chef d’œuvre de l’intelligence et de la grâce, une personnalité d’une noblesse comme on n’en fait plus et en laquelle se récapitule magnifiquement cet héritage incomparable !

Il est vrai qu’il pouvait bien y avoir quelque chose d’inné en cette intelligence hors du commun qui, telle un chêne magnifique qui puise sa substance par ses racines plongeant en de multiples strates fertiles, est le fruit de plusieurs générations familiales qui s’étaient avant lui élevées au faîte de la pensée : « vous rentrez aujourd’hui dans la maison de votre famille, lui dit l’académicien qui le reçut officiellement sous la Coupole. Votre arrière grand-père, votre grand-père, votre père furent membres de l’Institut (...) Dès que vous avez marché, vos pas inégaux ont mesuré les gros pavés moussus de nos cours (...) Treize membres de votre famille appartenaient alors à l’Institut » !

Ainsi bien dotée au départ, puis avec l’incomparable émulation d’un climat familial des plus sérieux et sévères, comme grâce aux meilleures institutions et aux meilleurs maîtres, mais surtout par l’application au travail la plus précoce, la plus assidue et la plus persévérante, on doit à cette intelligence d’avoir été lauréate des concours les plus prestigieux (concours général à 13 ans, Ecole Normale à 19 et agrégation à 22) et, ayant à peine passé 30 ans, l’auteur d’une thèse de doctorat en histoire, entre autres, de plus de 3000 pages et récompensée d’un double prix par l’Académie elle même...

A ces pour le moins excellentes aptitudes d’esprit s’ajoutent de non moins excellentes dispositions d’âme grâce notamment, comme la plupart du temps, à l’influence de la mère (fille aussi d’académicien) qui obtint du père l’entrée au Collège des prêtres plutôt que dans les lycées parisiens les plus renommés ; et qui lui adressa ce magnifique avertissement, aux accents de celui d’une Blanche de Castille à son propre fils, le futur St Louis: « mon enfant, tu vas entrer au collège. Pour la première fois, à l’éducation que te donneront tes parents va se joindre celle de tes maîtres ; tu apprendras bien des choses ; demande au Bon Dieu que tout cela soit pour sa gloire » ! On ne s’étonnera pas qu’à pareille double école, non seulement la résolution de devenir prêtre fut irrévocablement prise dès l’âge de 17 ans mais, fait bien plus remarquable, qu’elle demeura intacte pendant les 15 années passées ensuite sur les bancs des classes préparatoires et de l’Ecole Normale puis dans les chaires d’enseignant en collège et en université afin de satisfaire les légitimes ambitions... paternelles!

Mais un être aussi exceptionnel pouvait il, à l’âge désormais de 31 ans, emprunter la voie commune vers le sacerdoce ? Il choisit d’allier l’état de perfection (vœux de religion) à la prêtrise en entrant à l’Oratoire. Il est vrai que son supérieur était, alors, le cardinal Perraud, lui-même normalien et académicien ; et qu’à ce jour, il y a eu 17 académiciens (sans compter tous ceux, bien plus nombreux, qui ne furent membres que de l’Institut...) pour cette seule congrégation en 4 siècles d’existence ! Il faut donc reconnaître qu’il y avait pour le jeune Baudrillart une certaine prédestination à y entrer! Il ne fut ordonné qu’au bout de 3 années de théologie (doctorat 2 ans plus tard) suivies aux Carmes, c.à.d. à l’Institut Catholique de Paris, probablement afin de reprendre, dès 1894, la chaire de Maître de Conférences en histoire qu’il y occupait déjà, depuis 1883, de façon sans doute très remarquée.

On ne s’étonnera pas qu’il reçoive ensuite la charge du même Institut. C’était en 1907, en plein règne de Pie X et surtout en pleine crise du « modernisme » qui divisait notamment le clergé français et qu’allait vigoureusement condamner, comme « collecteur de toutes les hérésies », ce saint pape (encyclique « Pascendi » de 1908). Il ne fait aucun doute qu’une telle nomination, alors doublement importante, ait été contrôlée et approuvée par Rome qui élèvera, l’année suivante, le nouveau Recteur à la dignité de Prélat de sa Sainteté. De même pour l’autre lourde charge qu’il recevra en même temps, celle de vicaire général pour le grand diocèse de Paris.

Ce qui suit, mais qui est en réalité survenu juste avant ces deux années chargées d’honneurs, confirme et explique tout à fait cette approbation romaine, garantie alors d’orthodoxie. C’est dans cette vie l’évènement qui la caractérise peut être plus qu’aucun autre trait. Avec la loi de Séparation de 1905, on était aussi en pleine crise grave entre, d’une part, l’Eglise en France et à Rome, et, d’autre part, le gouvernement français. Celui-ci ne reconnaissant plus, dans un pays encore catholique à plus de 90%, cette religion comme seule religion officielle, il s’ensuivit qu’il voulut lui donner comme nouveau statut celui accordé à et commun avec les autres religions (les « cultuelles ») pratiquées par un nombre insignifiant de Français de l’époque. Ce projet gouvernemental est soumis à Mgr Baudrillart en même temps qu’à l’ensemble des évêques. De leur côté, ceux-ci l’approuvèrent à une large majorité ; de son côté, celui là émit confidentiellement l’avis suivant : « quoi qu’on puisse dire, soyez sûr que le pape rejettera la loi ! ». En effet, six mois plus tard, le 10 août 1906, St Pie X la rejeta [i]... La suite est alors logique : sacré évêque titulaire en 1921, nommé Assistant au trône pontifical en 1925, archevêque titulaire en 1928 et enfin cardinal en 1935 ; sans parler de son appartenance à plusieurs Congrégations romaines.

Il faut donc souligner la clairvoyance exceptionnelle dont le futur cardinal fit preuve en 1906 et que sa grande intelligence ne peut suffire à expliquer. Pour la comprendre, qu’on nous permette le rapprochement avec l’autre haute personnalité du clergé français que fut, dans la deuxième moitié du XXème, Mgr Marcel Lefebvre promis aussi, sous Pie XII, au chapeau cardinalice si n’étaient survenus à Rome, après ce grand pape, les très graves événements que l’on sait ! Dans sa grande humilité, ce saint évêque avouait, devant ses séminaristes, qu’avant sa propre entrée au séminaire, au début des années 20, il ne comprenait pas vraiment ce qu’il y avait de mal dans la loi de Séparation, lui le futur et incorruptible pourfendeur de la liberté religieuse, comme de l’œcuménisme, de Vatican II ! Et que c’est son séminaire, à Rome, avec en particulier l’étude commentée des encycliques papales du XIXème, qui le lui fit comprendre parfaitement. Il en conçut, dès lors, un attachement indéfectible à l’esprit romain auquel s’oppose l’esprit gallican et libéral. Il y a donc cette grande et essentielle ressemblance, et sans doute encore d’autres (comme d’avoir eu raison contre la grande majorité des évêques...), entre ces deux grands princes de l’Eglise et grands français. Ce qui est encore remarquable pour Mgr Baudrillart, c’est qu’il ne fut pas formé à Rome ; mais il avait une connaissance profonde de l’histoire en général et de l’histoire de l’Eglise en particulier. Il suffit de lire ses Conférence à Notre-Dame de Paris, au Carême de 1928, sur « la vocation catholique de la France et sa fidélité au St-Siège à travers les âges » pour s’en convaincre et tomber sous le charme incomparable d’une éminente science historique alliée à un non moins éminent esprit romain.

En voici des extraits : « Au cours du différend entre Philippe le Bel et Boniface VIII, on n’avait cessé de répéter que le roi de France n’a nul souverain hors Dieu et que ses actes ne relèvent de personne ici bas. C’était affirmer l’absolutisme royal et forger les chaînes des sujets, ecclésiastiques et laïques. Philippe avait échappé à un jugement du pape ; son fils Louis X eut affaire à une révolte générale. Au point de vue international, la France n’avait elle pas cependant remporté un incomparable triomphe ? Contemplez encore aujourd’hui ce colossal palais, à demi restauré, qui, du rocher des Doms, domine le Rhône large et impétueux : ce fut le Vatican français (...) Soixante treize ans durant, le St Siège ne compta que de papes français (...) Ici encore je m’arrête et je pose la question : fût-ce un bien même pour la France ? Les historiens étrangers, y compris les plus renommés, ont traité et traitent encore les papes d’Avignon avec une malveillance qui touche parfois à la calomnie. Ces papes furent de vrais papes et n’oublièrent pas leur mission essentielle, universelle, catholique (défense intégrale de la doctrine, mission apostolique en organisant les missions en Chine, en Perse, en Arménie, en Egypte, en Abyssinie, au Maroc etc.) (...) Et cependant, force nous est de le reconnaître, le séjour de la papauté en Avignon a été néfaste et, si peu flatteur que ce soit pour notre amour propre, ce n’est pas à tort que l’histoire de l’Eglise le compare à la Captivité de Babylone. La papauté, pour ne rien perdre de son caractère universel et international, a besoin non seulement d’être libre mais de le paraître (...) Par son appel au pape, en 1431, appel repoussé par ses juges, fauteurs de schisme, la sainte héroïne, Jeanne, avait montré à ceux qui trop facilement l’oubliaient le centre de l’unité, le chef désigné par le Christ, le pontife romain. Grâce à elle la monarchie nationale et la France catholique ramenées à leurs traditions allaient retrouver leur juste place dans l’Europe et dans l’Eglise. En vérité Dieu n’a point agi de même avec tous les peuples ! (...) Vers 1560, la situation de l’Eglise semblait désespérée (des pays entiers venaient de sombrer dans le protestantisme). Elle se tourna vers le peuple de France et lui posa la question du Christ aux douze apôtres : « Et vous aussi, voulez vous vous en aller ? » Et le peuple de France répondit comme Simon Pierre : « Seigneur, à qui irions nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle ». Trente deux années durant il allait verser des flots de sang pour demeurer catholique et romain » !

Pour que nos deux prélats français aient eu cette perspicacité dans des circonstances à la fois propres à chacun mais analogues et très délicates, leur science aussi étendue fut elle, et que possédaient aussi plus ou moins leurs pairs et contemporains, ne pouvait suffire. Devait s’y ajouter une espèce d’instinct qui n’est bien sûr pas de l’ordre de la nature car intimement lié à la foi, qui est donc surnaturel et révélateur d’un degré de foi aussi hors du commun, inséparable d’un degré semblable dans la vie intérieure de la grâce. Ce sens aigu de la foi, connaturel à l’esprit éminemment romain, est un trait d’autant plus extraordinaire chez le plus ancien qu’il ne vécut jamais à Rome mais exclusivement à Paris, capitale du gallicanisme qui n’était pas mort, et très contaminée dans les milieux catholiques par les idées libérales répandues surtout depuis la Révolution.

Il nous est particulièrement agréable de voir ces deux grandes figures du clergé français, au XXème siècle, réunies sous la même bannière !

B.Y., février 2016
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[i] tout à fait dans la ligne de l’enseignement de Pie IX, entre autres, que Mgr Baudrillart devait très probablement connaître sinon, semble t il, la plupart des évêques français... ; notamment dans « Quanta Cura » avec le fameux « Syllabus », du 8 décembre 1864, condamnant déjà la thèse du « droit commun » ou des propositions comme « l'Eglise doit être séparée de l'Etat et l'Etat séparé de l’Eglise », « à notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion d'Etat, à l'exclusion de tous les autres cultes », « il est faux que la liberté civile de tous les cultes et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des moeurs et de l'esprit; et propagent la peste de l'indifférentisme » etc.. ; donc condamnant aussi à l’avance la liberté religieuse et l’œcuménisme de Vatican II car de facto et de jure cela met sur un pied d’égalité la religion catholique et les autres religions, la vérité et l’erreur, ce qui est en soi inacceptable aux yeux de la foi catholique.