26 juillet 2014

[Falk Van Gaver - La Nef] Dimitte nobis ?

SOURCE - Falk Van Gaver - La Nef - juillet/août 2014
Les familiers du latin liturgique sauront tout de suite de quoi je parle : la Vulgate, plus proche du grec évangélique que notre fade version française, porte : « Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris. » En bon français : « Et remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » Ce que chacun entend en rite vernaculaire, dans une traduction qui est autant une émasculation qu’une spiritualisation : « Et pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Alors que la nouvelle traduction liturgique de la Bible porte justement : « Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs » (Mt 6, 12). Tout laisse cependant penser que nous ne réciterons pas ainsi la prière dominicale avant longtemps.

Dans cet écart entre l’original christique et la prière liturgique, il y a davantage qu’une simple sensibilité ni même qu’une spiritualité : c’est de toute une anthropologie qu’il s’agit. L’introduction d’une philosophie spiritualiste et spiritualisante, issue entre autres du « cogito ergo sum » de René Descartes, a largement imprégné le christianisme occidental – catholique comme protestant –, depuis passablement désincarné et désincorporé, en quelque sorte. Et ce partant, désocialisé et dépolitisé. Si le « Remets-nous nos dettes » comprend et l’acception littérale – et donc politique et sociale – et l’acception spirituelle, le « Pardonne-nous nos offenses » gomme la première dimension – pourtant centrale dans la doctrine sociale de l’Église, comme le rappelle son Compendium avec les préceptes bibliques de l’année sabbatique et de l’année jubilaire qui constituent une doctrine sociale « in nuce » : « Parmi les multiples dispositions qui tendent à rendre concret le style de gratuité et de partage dans la justice inspirée par Dieu, la loi de l’année sabbatique (célébrée tous les sept ans) et de l’année jubilaire (tous les cinquante ans) se distingue comme une orientation importante — bien que jamais pleinement réalisée — pour la vie sociale et économique du peuple d’Israël. En plus du repos des champs, cette loi prescrit la remise des dettes et une libération générale des personnes et des biens : chacun peut rentrer dans sa famille d’origine et reprendre possession de son patrimoine » (24).

Donc, contre une traduction appauvrie qui nous permet d’être catholiques pratiquants le dimanche et athées pratiques la semaine (en société, en politique, en économie…), comprenons toujours le « dimitte nobis » comme il se doit, comme l’injonction à remettre toutes les dettes. 
 
Et peut-être pourrait-on alors enrichir l’« Ite missa est » d’un « Gratis accepistis, gratis date » : « Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement » (Mt 10, 8).