15 juillet 2003

[Abbé Franck Quoëx - Le Baptistère] "Messe de toujours" ?

SOURCE - Abbé Franck Quoëx - Le Baptistère, n°2 - juin - juillet 2003

"Messe de toujours" ? Tous ceux qui sont attachés à la messe dite de saint Pie V connaissent l'expression "messe de toujours". Elle a été avancée lorsqu'il s'agissait de défendre et de justifier un attachement irrévocable au rite de la messe romaine tel qu'il avait été célébré durant des siècles, et tel qu'il avait été transmis par l'Église jusqu'au XXe siècle. Cependant, au regard de l'histoire et de la doctrine catholique, une telle expression vaut-elle?
 
Si l'on entend par "messe de toujours" l'institution dès l'époque apostolique ou subapostolique de l'ensemble des rites de la messe codifiée par saint Pie V, il est évident que l'expression est alors à remiser. Car la messe a une histoire : le rite sacrificiel institué par Jésus-Christ lors de la dernière cène a été confié à une société, l'Église, qui a entouré sa célébration de prières et de rites qu'il est possible de dater. Cette évolution des prières et des rites, qu'on y prenne bien garde, s'est mise en place progressivement, de manière homogène et harmonieuse. Le développement des formes rituelles n'est pas là pour cacher la beauté du rite originel, mais au contraire pour en manifester, à travers le poème des méditations liturgiques, les insondables richesses et la densité infinie. Afin de connaître et d'aimer la messe, c'est de ce poème liturgique dont nous devons faire notre trésor, et non point prétendre de le dilapider ou de l'amoindrir sous prétexte de nous laisser éblouir par le chatoiement originel. Comme si, constitués que nous sommes d'un corps et d'une âme, il nous était possible d'atteindre la substance des choses sans le secours des accidents, et qui plus est d'accidents adéquats !
 
Tout ceci étant bien établi, on peut très bien parler de "messe de toujours" au sens premier où la messe traditionnelle, dite de saint Pie V, consiste en la célébration du sacrifice eucharistique institué par le Verbe éternel, mais encore au sens où elle est la somme des traditions liturgiques que l'Église romaine a développées durant toute son histoire afin de mieux célébrer et manifester le sacrifice du Seigneur.
 
Ces remarques valent pour l'ensemble de ce que le cardinal Journet nommait les "cadres de la messe", savoir les nombreuses traditions liturgiques élaborées tant en Orient qu'en Occident, dans des contextes géographiques et culturels divers, au sein d'Eglises très anciennes. Chacun de ces rites a son histoire et sa physionomie particulières, et a pu recevoir dans le cours de son évolution des influences venues d'autres liturgies. Du fait des richesses inépuisables du Testament du Seigneur, mais aussi du milieu spirituel (cathédrale ou monastique par exemple) dans lequel les rites ont pu se développer, on discerne des accents théologiques particuliers, savoir une insistance plus prononcée sur une ou sur plusieurs dimensions doctrinales de la célébration eucharistique. Ainsi, par exemple s'accorde-t-on à reconnaître dans la liturgie byzantine une insistance marquée sur la dimension glorieuse (dite eschatologique) de la divine liturgie, tandis que la liturgie romaine considère davantage la présence objective du corps historique du Christ dans l'Eucharistie.
 
Cependant, si le génie propre de chaque liturgie particulière met davantage en lumière tel ou tel plan de la doctrine eucharistique, il faut bien se garder d'opposer une notion à une autre, car toutes sont complémentaires, s'éclairent mutuellement et sont contenues de quelque manière dans toutes les liturgies. On aurait donc tort d'opposer l'idée de "table" ou "banquet" eucharistique à la notion de sacrifice, car si l'Eucharistie est réellement un repas, elle l'est en vertu de la manducation du corps de l'Agneau divin offert en sacrifice. De même faudrait-il éviter de mettre en concurrence action de grâces et aspect sacrificiel, le motif de l'action de grâce étant par excellence le don que le Christ fait de lui-même pour nous en sacrifice. On comprend ainsi, avec le cardinal Journet, que "le sacrifice du Christ est transcendant à tous les cadres liturgiques d'Orient et d'Occident. Il est à la fois, éminemment, adoration infinie et eucharistie infinie, offrande infinie et acte d'amour infini. Toutes les prières d'invocation, d'offrande, d'action de grâces que les liturgies distinguent et multiplient avant et après le sacrifice même du Christ, ne seront jamais, si intensément que nous puissions les intérioriser, que de faibles reflets, dans les miroirs brisés de nos coeurs, de la Liturgie théandrique du Sauveur ".
 
Faibles reflets, signes imparfaits parce qu'ils ne font encore qu'annoncer la liturgie du Ciel, les rites liturgiques sont toutefois les moyens par lesquels nous exprimons ici-bas notre adoration et notre foi , et tendons vers la Patrie. C'est dire toute leur importance et, partant, la légitimité d'un attachement aux signes traditionnels par lesquels l'Église romaine, tout au long des siècles, a célébré et manifesté sa foi en le sacrifice du Christ, dans l'attente du Royaume. Nous nous sentons liés à la messe traditionnelle de par la richesse doctrinale et spirituelle qu'elle nous transmet et dont elle continue de nous faire vivre. Nous l'aimons pour sa beauté, pour cette noble ordonnance de signes par lesquels elle tente de circonscrire l'infini. A une époque de relativisme doctrinal, dans un climat de laisser-aller et de froideur liturgiques, nous avons la joie immense, à laquelle nous ne renoncerons pas, de nous tenir devant l'autel avec cette ferme conscience qui nous vient des mille liens spirituels qui nous rattachent aux générations qui nous ont précédé, et avec lesquelles nous vivons de la "messe de toujours".
 
Qu'on nous permette pour conclure de citer un texte du grand liturgiste Michel Andrieu, écrit-il y a plus de soixante ans, avant que ne surviennent des événements auxquels il pourrait faire penser : "C'est pour garder le contact [avec les générations qui nous ont précédées] que l'Église maintient son patrimoine liturgique au-dessus des fluctuations du goût littéraire et, lorsque tout change autour de nous, ne l'expose pas au danger des adaptations éphémères... Tout en ajoutant les quelques compléments exigés par des besoins nouveaux, on a respecté les textes consacrés par la tradition. Aucune grave retouche ne les a altérés. Il y a certes des prières dont la latinité pourrait être améliorée par les grammairiens, des rites dont la raison primitive a disparu : mais ces témoins d'un lointain passé, que tant de générations de fidèles ont entendus, l'Église veut qu'ils continuent à être écoutés, aujourd'hui et dans les siècles à venir, parce qu'ils sont les signes d'une continuité de vie spirituelle sur laquelle le temps n'a pas de prise ".
 
Abbé Franck Quoëx, Le Baptistère, n°2 - juin - juillet 2003