4 novembre 2010

[niobium.fr] Rome n'est plus dans Rome

SOURCE - niobium.fr - 4 novembre 2010

Cela va faire un an maintenant que tous les deux mois, à la suite de la levée de l’excommunication de la Fraternité Saint Pie X par Benoît XVI, des discussions entre les intégristes et le Vatican ont lieu afin de pouvoir trouver une base commune pour une hypothétique réconciliation entre Rome et Ecône.

Pour pouvoir mieux comprendre les enjeux de ce débat, il est toujours intéressant de revenir aux origines de la crise schismatique, qui repose en grande partie sur la personnalité de Mgr Marcel Lefebvre. Car s’il est possible de réfléchir sur le destin de l’intégrisme catholique français dans le cas où Mgr Lefebvre aurait été admis à participer en 1972 à la rencontre des Evêques français ou si à la suite du Concile Vatican II de 1962 il avait obtenu une nomination au sein d’un Dicastère [1] , il demeure incontestable que sans l’action, le caractère et l’énergie de Mgr Marcel Lefebvre, la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X (FSSPX)[2] et avec elle la relative structuration de la revendication intégriste n’existerait pas ou plus aujourd’hui.

Professeur émérite de l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, membre du comité pontifical des sciences historiques, animateur des « Lundis de l’Histoire » sur France Culture, Philippe Levillain[3] propose dans son dernier livre, Rome n’est plus dans Rome une biographie de Mgr Marcel Lefebvre, et au-delà un nouveau regard sur la situation et les positions des dirigeants actuels de la FSSPX.

Profitant de l’accès à de nouveaux documents, il accompagne le jeune Marcel Lefebvre de sa naissance à Tourcoing jusqu’à son empressement à ordonner des Evêques afin que son « œuvre », la Fraternité Saint Pie X, puisse continuer à défendre ce qu’il considère comme la vrai Tradition de l’Eglise.

Pour Philippe Levillain, ce sont notamment ses études au Séminaire français de Rome sous la direction du Père Le Floch, partisan notoire de l’Action Française[4] qui vont marquer à jamais le jeune séminariste « De la vie du séminaire, il garderait le goût de l’esprit communautaire, du sens de la hiérarchie, de l’autorité tatillonne, du jugement tranchant »

Comme une sorte de clin d’œil à l’avenir, à la suite de la condamnation de l’Action Française par Pie XI, le Père Le Floch, qui ne renonça jamais, même publiquement à ses opinions politiques, fut renvoyé de ses fonctions, le pape considérant son attitude comme frisant l’insubordination. Ne jamais renoncer à ses idées, quitte à devoir partir. Déjà.

Puis vont venir les premières expériences pastorales qui ne se distinguent en rien de ce qui existe à l’époque « L’expérience de l’apostolat en banlieue ouvrière constitua une matrice de référence pour la suite des engagements de l’abbé Lefebvre : la préservation de la régularité dans la pratique, la place de la liturgie dans l’expression d’un rituel d’accueil et d’offrande, l’éducation et l’encadrement de la jeunesse, l’élan de l’éloquence soutenant les grands textes sacrés.»

Va ensuite s’ouvrir la grande période Africaine où se dévoilent les premières oppositions dans le cadre de son activité comme Evêque de Dakar : refus de l’obtention d’un statut canonique pour les dominicains, interdiction de la JOC en 1954, celle-ci étant considéré comme trop moderne, contre les pères blanc, contre économie et humanisme,… bref, contre tout ce qui pouvait représenter une évolution.

Et c’est avec regret, dans un climat tendu que Mgr Lefebvre quitte l’Afrique à la demande du Vatican, celui-ci souhaitant conserver de bons rapports avec les Etats Africains. Déjà ce départ annonce la rupture à venir avec Rome, les mêmes causes produisant les mêmes conséquences. Car malgré l’importance du travail missionnaire effectué, la présence de Mgr Lefebvre révèle « une rupture radicale entre deux conceptions de l’Eglise missionnaire en Afrique, et, en filigrane, en son temps. (…) La Realpolitik religieuse a ses raisons auxquelles nul ne peut se soustraire : l’Afrique pensée par Marcel Lefebvre n’était pas celle voulue par les Africains, ni celle acceptée finalement par l’Eglise catholique d’Europe et d’Afrique. »

Dès son arrivé en France dans l’Evêché de Tulle, l’Archevêque Lefebvre s’oppose aux Evêques Français dans le conflit entre la Cité Catholique et l’Assemblée des Cardinaux et archevêque (ACA) [5] ; celui-ci décidant de soutenir l’interprétation du pouvoir de l’Eglise comme supérieur au pouvoir de la société civile. Il marque alors son peu d’intérêt pour la collégialité et son goût pour les aventures personnelles.

On découvre un peu plus du caractère et du fonctionnement de l’homme qui dans le cadre de son élection comme supérieur de la Congrégation du Saint Esprit et sa campagne électorale « avait rodé une approche qui connut un succès mitigé : à chaque arrivée, en automobile, le candidat sortait de sa voiture et se mettait à réparer la mécanique… cherchant ainsi à produire l’effet d’un homme de terrain propice à la gestion d’un ordre religieux important et en déclin »

Puis va venir ce qui va servir de détonateur au choix radical de Mgr Lefebvre, la tenue et surtout l’orientation prise par le Concile Vatican II. L’auteur rappelle à cette occasion combien celui-ci n’eut qu’un rôle de figuration, ses rares interventions étant considérées avec indifférence. Le Père Congar sera autrement plus tranchant « Il critique par fas et nefas [6]. A peu près tout, du point de vue d’un homme négatif cherchant à être contre, sans réfléchir à ce que dit le texte.[7] »

Le Concile Vatican II est totalement incompréhensible pour Mgr Lefebvre, car celui-ci « ne s’appuie pas sur l’histoire universelle de l’Eglise romaine. Sa référence est plutôt dans le XIXème siècle et dans la contre –Révolution, d’où découlent le Syllabus, la condamnation de la franc-maçonnerie par Léon XIII, l’antisémitisme du P. Léon Dehon, les condamnations de Pie X (de l’exégèse enseignée à l’Ecole Biblique de Jérusalem par le P. Lagrange, de la démocratie chrétienne du Sillon de Marc Sangnier) et le serment antimoderniste ». En suivant son parcours, on comprend mieux combien cette ouverture de l’Eglise au monde est pour lui un monstre théologique autant qu’une manipulation.

Il faudra attendre 1986 pour qu’une étape décisive soit franchie avec la rencontre mondiale des religions monothéistes dans un esprit œcuménique à Assise, rencontre qui constitue pour Mgr Lefebvre la preuve que Rome est dans l’apostasie.

Parallèlement, le livre illustre parfaitement la dimension éminemment politique de la FSSPX avec le développement de l’Eglise Saint Nicolas du Chardonnet « qui a caractérisé son activité paroissiale par des gestes politiques, à l’occasion d’obsèques de personnalités marquées par l’extrême droite : celles de Paul Touvier[8], François Duprat [9] Jean-Pierre et Marie-France Stirbois[10] ou Maurice Bardèche [11] ,par exemple. »

Le schisme est parfaitement illustré par le récit des rencontres entre le Cardinal Ratzinger et Mgr Lefebvre, mais plus particulièrement encore par la reproduction des lettres entre Rome et Ecône. L’occasion de lire dans le texte tout l’art de la rhétorique et du travail de sape et de diplomatie des protagonistes.

Philippe Levillain n’en oublie pas pour autant de replacer la dynamique intégriste dans le cadre de la tentative de rapprochement opérée actuellement par Benoît XVI. Sans émettre de jugement sur une possible conclusion, il rappelle la fracture existante entre la voie conciliatrice ou sédévacantiste [12] mais entre la lecture des dernières interviews de Mgr Fellay[13] et cette vision globale il est difficile de croire à un futur commun possible.
Mgr Lefebvre a confié à ses « fils » une Eglise parallèle et un avenir catholique traditionaliste qui ne peuvent vivre que dans des combats permanents, qui n’existent que grâce à leurs adversaires. Bref, une Eglise militante amenée nécessairement à s’engager en politique et à confondre la Tradition avec toute forme d’extrémisme protestataire.
Rome n'est plus dans Rome, Mgr Lefebvre et son église
Philippe Levillain
Perrin septembre 2010
22,50 €, 451 pages

Notes

[1] Nom des ministère au sein du Vatican
[2] Principale organisation regroupant les intégristes catholiques dont le Centre se situe à Ecône et dont le fondateur est Marcel Lefebvre et l’acte fondateur l’ordination malgré le refus de Rome de 4 Evêques en 1988
[3] L’auteur est spécialisé sur l’histoire du catholicisme, ce qui l’a amené à diriger Le Dictionnaire historiques de la Papauté (Fayard, 2006) ainsi que plusieurs livres sur l’Eglise contemporaine.
[4] L’Action française est à l’époque un mouvement politique français nationaliste d'extrême droite, converti au monarchisme sous l'influence de Charles Maurras. Il repose sur une base réactionnaire et contre-révolutionnaire, tout à la fois antirépublicaine, anti-individualiste et antisémite.
[5] Qui va devenir en 1966 la Conférence des Evêques de France
[6] Par tous les moyens possibles, justes ou injustes, honorables ou déshonorants in Dictionnaire Littré
[7] Yves Congar, Mon journal du Concile, II, p. 158
[8] Chef de la milice Lyonnaise durant la seconde guerre mondiale, condamné pour crimes contre l’humanité
[9] Selon l’historienne Valérie Igounet, l'« un des principaux diffuseurs des thèses négationnistes au sein de l’extrême droite française et internationale
[10] Militants historiques du FN et première et seule députée FN
[11] Fondateur du négationnisme français
[12] Littéralement, idée d’un Siège apostolique vacant, c’est-à-dire d’un pape non pape. Pour être encore plus précis, courant dont le porte drapeau est Mgr Williamson qui sera d’accord avec le Pape le jour où… lui même ou son clone sera Pape
[13] Actuel supérieur de la FSSPX