20 mars 2010

[Aletheia] Entretien avec Mgr Brunero Gherardini

Aletheia n° 153 - Yves Chiron - 20 mars 2010

Aletheia, abonnement postal : 15 euros par an (à l’ordre de l’Association Nivoit).
Yves Chiron   16, rue du Berry   36250 Niherne

Si vous le permettez, Monseigneur, l’année 2009 a été « l’année Gherardini ». En effet, vous avez fait paraître, coup sur coup : en mars 2009 Un discorso da fare, sur le concile Vatican II ; en avril 2009 Quale accordo fra Cristo e Beliar ? sur « les problèmes, les équivoques et les compromis » du dialogue interreligieux ; et en septembre 2009, Ecumene tradita, sur « le dialogue œcuménique entre équivoques et faux pas »[1]. Est-ce une simple coïncidence ou une volonté d’attirer l’attention sur la nécessité d’une bonne « herméneutique » de Vatican II ?
Un ami cher, le Prof. Roberto de Mattei, directeur de Radici cristiane, a réussi, en octobre 2009, à m’arracher une interview – un genre dont je m’étais toujours tenu à l’écart. Et voilà qu’un autre cher ami réussit dans cette entreprise.

Bien loin de penser à une ”année Gherardini”, je reconnais que les publications auxquelles vous vous référez – et auxquelles s’ajoute maintenant Quod et tradidi vobis. La Tradizione vita e giovinezza della Chiesa – ne sont pas une simple coïncidence, mais une tentative modeste de donner une réponse et un contenu objectif à l’”herméneutique de la continuité”, souhaitée, comme chacun sait, par le Saint Père.
Considérez-vous que l’Entretien sur la foi, publié en 1985 par celui qui était alors le cardinal Ratzinger, a marqué un tournant dans la réflexion de l’Église sur elle-même ? Était-ce le signe d’une prise de conscience ?
Peut-être plus dans les intentions de l’éminent Auteur et dans les espoirs de plusieurs théologiens, parmi lesquels moi-même, que dans la réalité. Les dangers et les équivoques sont entrevus, mais les causes ne sont pas discutées et apparaît encore moins la moindre intention de les éliminer. On en reste, par conséquent, toujours au point de départ.
On dit que vous êtes l’ultime représentant de la « théologie romaine » qu’ont illustrée, jadis, le cardinal Palazzini ou le cher et regretté Mgr Piolanti. Votre voix, en tant que théologien, est-elle isolée en Italie ou voyez-vous, dans certaines universités, dans certaines revues, des théologiens qui partagent vos préoccupations et votre analyse de la situation ?
Je ne sais pas à quel point je peux me considérer comme un épigone de la glorieuse École Romaine. Les noms illustres auxquels vous faites référence appartenaient déjà à la phase descendante de cette École. Après le concile Vatican II, la voix de la dite École, toujours plus faible, pouvait encore se faire entendre à travers deux Académies romaines (l’Académie pontificale de Théologie et l’Académie pontificale de Saint Thomas d’Aquin), les revues Divinitas et Doctor Communis, les congrès thomistes. Aujourd’hui, quand on réussit encore à la percevoir, c’est seulement une voix isolée, admirée par quelques-uns, mais bien plus souvent dédaignée ou méprisée. Cela m’est arrivé. Néanmoins, écoutée ou non, elle résonne toujours et si dans ma voix on reconnaît le timbre de l’École romaine, je m’en réjouis.
Malheureusement cette glorieuse École est aujourd’hui privée de chaires universitaires et épiscopales. Pourtant, même de ce point de vue, les choses commencent à changer : le 25 de ce mois, par exemple, je suis invité par les autorités académiques à donner, au Latran, une conférence sur ”Le Thomisme et l’École Romaine au XXe siècle”, et L‘Osservatore romano m’a déjà demandé le texte de cette leçon.
Si je ne me trompe, vous aviez été pressenti, par le Saint-Siège, pour participer aux « conversations théologiques » qui sont engagées, depuis l’automne 2009, avec la Fraternité Saint-Pie X[2]. Pourquoi n’avez-vous pas accepté cette proposition ?
 Je suis désolé, mais la discrétion m’empêche de répondre à cette question.
Un accord doctrinal est-il possible entre le Saint-Siège et la FSSPX ?  Sous quelle forme ?
Sans aucune doute, et je souhaite – l’Église aussi le souhaite – que, pour le bien des âmes, on arrive bientôt à un accord. Je voudrais répondre de manière adéquate, mais je ne voudrais pas m’embourber dans des détails. Le pape a déjà fait beaucoup pour trouver une solution ; on doit lui en donner acte. Mais il est nécessaire de mettre sur le tapis le “cadre doctrinal” auquel lui-même se réfère. Ce cadre, néanmoins, n’aboutira à aucun résultat s’il ne permet – comme il semble – qu’un interminable affrontement point contre point : les deux parties ont, chacune, des flèches appropriées à leur arc et la dialectique, quand elle le veut, est capable de mettre en évidence les raisons de celui qui a tort.

Selon moi, il n’y a qu’un argument à mettre sur le tapis : Jean-Paul II l’a suggéré quand, infligeant la fameuse excommunication en 1988, il a reproché à la Fraternité Saint-Pie X d’avoir “une incomplète et contradictoire notion de la Tradition”. Personnellement, je suis d’un tout autre avis, mais c’est exactement pour cela que je vois dans la Tradition l’unique thème doctrinal à traiter à fond. Si on réussissait à clarifier le concept de Tradition sans se réfugier dans l’escamotage de la tradition vivante, mais aussi sans fermer les yeux sur le mouvement interne de la tradition apostolico-ecclésiale “eodem tamen sensu, eademque sententia” [en conservant le même sens et la même pensée], le problème cesserait d’exister.

Objectivement la Fraternité Saint-Pie X ne devrait pas, pour autant, cesser d’exister ; elle pourrait être, dans le firmament de l’Église, une ”société de vie sacerdotale”, une famille d’”oblats” ou franchement une ”Prélature nullius” vu qu’elle a déjà plusieurs évêques, mais, par charité, éloignons les rêves.
Propos recueillis par Yves Chiron

[1] J’ai présenté le premier ouvrage dans Présent le 6 juin 2009, le second dans L’Homme nouveau le 29 août 2009.
Le premier ouvrage a été édité par Casa Mariana Editrice (Via Piano della Croce – 83040 Frigento – Italia) ; les mêmes éditions en ont publié une version française et une version anglaise.
Les deux autres ont été édités par Fede & Cultura (Via Camuzzoni, 5 – 37138 Verona – Italia).

[2] Cf. Aletheia, n° 140, 8 avril 2009.