22 février 2010

[Abbé Philippe Laguérie, ibp] Sommes-nous maurrassiens?

SOURCE - Abbé Philippe Laguérie, ibp - 22 février 2010

Il est à croire, depuis maintenant près d’un siècle, que le meilleur moyen (parce qu’il marcherait seul et à tous coups) de nuire à ceux que saint Pie X appelait lui-même "les traditionalistes" (lettre sur le Sillon : "Car les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes") est de leur coller l’étiquette de maurrassiens. Donc de nationalistes, donc de fascistes, donc de nazis, donc de racistes. L’horreur, quoi. C’est même plus radical et plus efficace que de les faire glisser sur la pente de l’intégrisme, (encore que très méchant, vues les dérives islamiques), parce que ce dernier, pour infâme qu’il soit, demeure apparemment sur le plan religieux. Tandis que, manifestement, un "maurrassien" est un hypocrite qui camouffle ses idées politiques sous badigeon de religiosité et qu’il instrumente le catholicisme à des fins politiques. Ca, c’est inadmissible et pendable. Voila pourquoi, si les medias, dont la finesse n’échappe à personne, utilisent plus généralement l’étiquette d’intégristes ( Ils ignorent pour la plupart qui était Maurras et ne l’ont jamais lu !), les ecclésiastiques, qui sont gens très fins et très cultivés, préfèrent celle de maurrassiens. C’est la première marche d’un escalier qui descend jusqu’en enfer, en lequel ils aiment jeter pêle-mêle leurs ennemis, celui d’Auschwitz, celui de la shoah, celui de l’Apocalypse... Now.

Et l’on croit que ça va encore fonctionner. Parce que ça a fonctionné une fois (et comment) et que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, on va se débarrasser facilement de ces gêneurs qui réclament des formes extraordinaires un peu partout...

L’inconvénient majeur de cet argument récurrent et de dernière minute, c’est qu’il se trouve nombre de ces simples catholiques qui réclament tranquillement ce que le Pape leur a accordé et que les évêques leur refusent...et qui ne sont en rien maurassiens, qui ne partagent pas ses doctrines, les récusent, les contestent et s’en démarquent hautement. J’en connais au moins un, je vous le promets... A vrai dire ils sont légion. Ajoutez-y ceux qui les ignorent et ceux qui n’ont même pas entendu parlé de Maurras, comme les journalistes. Monseigneur Lefebvre se rangeait lui-même, malgré ses deux doctorats romains, dans cette ultime catégorie. Aux journalistes qui le pressaient d ’avouer son maurrassisme patent, il se contentait de répondre : "je l’ai pas lu".

Que l’on partage aisément toutes les analyses de ce brillant académicien sur le droit naturel, comme le rappelle si souvent et à juste titre Jean Madiran : rien à dire. Tant mieux pour lui si ce positiviste-bergsonien redécouvre le bon sens au moment de l’affaire Dreyfus...Que l’on admire la plume exceptionnelle qui lui a justement valu l’Académie Française : idem. N’admire-t-on pas celle de Voltaire ou de l’abbé Prévost ? Que l’on applaudisse à certaines de ses prophéties, comme l’annonce d’un deuxième conflit mondial, inéluctable, tandis que toute la classe politique française socialo-maçonnique se gausse et mène bonne vie et bonne chair : soit. Il a souvent eu raison, qui peut le nier ? Quant à ceux qui déchirent leurs vêtements au seul énoncé de ses romans licencieux, ce sont des tartuffes qui filtrent le moucheron d’hier et avalent le chameau d’aujourd’hui...

Mais, n’en déplaise aux inconditionnels de Maurras, la doctrine de Maurras est tout autre chose. Elle tient en un mot par lequel Maurras prétendait endiguer tous les malheurs qu’il annonçait justement : le Nationalisme. Et ceci est sa doctrine, son remède, son combat. Eh bien, j’ai le regret, ou plutôt la joie, de vous dire que je ne suis pas du tout nationaliste, mais alors pas du tout. Que le nationalisme est un mirage, une erreur grossière et funeste, qu’il n’a cessé de faire des ravages dans l’histoire, que nous en crevons tous et qu’il est particulièrement anti-chrétien.

Par quoi il vous est facile de comprendre que, sans haine ni vindicte, je n’ai jamais été maurrassien, je ne le suis pas et ne le serai jamais, avec la grâce de Dieu.

Pas plus que je ne me compromettrai dans quelque "isme" que ce soit, fut-ce celui de christianisme ou de catholicisme ! Tous les "ismes", sans exception, sont des monismes, partant des réductions, faux d’entrée de jeu, parce que la réalité est toujours multiple, duelle à tout le moins et toujours complexe. Aucun concept, surtout érigé en absolu, ne rendra jamais compte de la réalité.

Parce que je suis chrétien, justement. Et puisque je vous choque, commençons par là. Il y a le Christ, Fils du Dieu Unique et Très-Haut. Donc, il y a des chrétiens, qui le suivent, l’adorent et attendent de partager sa gloire. Ils sont chrétiens. Ils sont regroupés dans l’Eglise, sur la parole même du Seigneur. Un point, c’est tout et ça suffit largement comme ça. Quand vous parlez de "christianisme" et donc de "catholicisme", vous voudriez faire une doctrine chrétienne qui ne soit pas adéquate à celle du Christ, un système post-christique, une organisation qui dépasse son institution, bref, un système (une chose, un truc) qui vous permet allègrement d’ajouter votre sauce à la parole vivante et incarnée.

Funeste déjà avec nos "ismes" à nous, cela devient pitoyable avec les "ismes" des autres. Parce que le "christianisme" c’est adhérer au Christ de toutes ses fibres et ça colle. Maintenant, libre aux amateurs adhérer à qui leur semble. Aux freudistes d’adhérer à Freud (pouah !), aux marxistes d’adhérer à Marx, aux poujadistes d’adhérer à Poujade et aux besançonistes d’adhérer à Besancenot... tant pis pour eux. Il y a bien des freudiens, des marxiens, des poujadiens ou des besançoniens, c’est bienfait pour eux ! Comme il y eut des bonapartiens. Bonaparte n’ayant jamais eu de doctrine que lui-même, il n’y a jamais eu de bonapartistes...

Mais marxisme, freudisme ou autres sont autant de panacées ridicules dont la systématisation s’est avérée cruellement fausse et monstrueusement ravageuse. Que ce soit la prépondérance de l’inconscient ou l’inexorable lutte des classes, ces réductions "ad unum" ont été démenties par tous les faits avec les ravages que l’on sait.

Le nationalisme n’échappe pas à la règle. La nation est une réalité incontournable, vitale, splendide et décisive, certes. Et nul ne peut me reprocher de ne pas aimer la mienne de toutes mes fibres. Huit jours à l’étranger me rendent malade de la France et même des français. Mais il y a bien d’autres composantes de l’équilibre politique et ériger celle-ci (ou une autre) comme un absolu est funeste. Le totalitarisme n’est-il pas l’érection de l’Etat au détriment des autres ? Le libéralisme, la liberté érigée en système ? On sait quels ravages a pu faire le patriotisme des jacobins et combien de têtes il a fait voler... Le machiavélisme n’est-il pas la corruption pareillement absolutisée ? Idem pour tradition et intégrité : leurs "ismes" fournissent le pire. Lefebvrisme ou bonapartisme n’ont aucun sens acceptable.

Alors, quand l’ Action Française sous-titre, des décennies durant, "l’organe du nationalisme intégral" , n’allez pas vous étonner qu’on puisse se démarquer d’une pareille option ! Les "ismes", surtout quand ils se revendiquent "intégraux" (ça fait un peu trop) sont dangereux.

Parce que la France s’est constituée plus vite que les autres et compte dans son histoire une série de génies insurpassables, elle n’a pas échappé à cette maladie funeste qui fait de soi une totalité, s’érige en absolu, et s’identifie au Léviathan. Et ça nous a pris très tôt ! La monarchie française, dès la fin de la guerre de 100 ans, telle une femme qui se contemple dans le miroir, n’aura de cesse que de se trouver belle, de ruiner sa féodalité, d’abaisser les corps intermédiaires, d’absolutiser le pouvoir, de centraliser à outrance. Le jacobinisme, le plus visiblement sanguinaire des nationalismes, a ses racines dans le pré carré de Louis XI, chez Richelieu, chez Louis XIV et bien d’autres. Ca nous donnera le triste privilège d’avoir créé l’Etat moderne et de l’exporter depuis dans le monde entier. Robespierre : un nationaliste. Bonaparte : un nationaliste ("j’ai un budget de 100 000 hommes par an"). Bismarck : un nationaliste. Mussolini, Hitler, et même Staline, pour les besoins du moment : des nationalistes. Quinze années de ravage de l’Europe par Napoléon et deux guerres mondiales : voilà à quoi on a fait servir le nationalisme. La ruine de la civilisation chrétienne.

Résultat des courses, la fille aînée de l’Eglise a le triste privilège de n’avoir participé (ou peu s’en faut) à aucun combat pour le nom chrétien, pour l’Eglise ("la seule internationale qui tienne") depuis les croisades de son seul roi canonisé. Elle avait autre chose à faire, pensez ! Travailler à sa propre hégémonie, renforcer son pouvoir, piller les richesses de l’Italie, puis celle de l’Égypte. S’allier aux turcs contre le Saint Empire. Être absente à Lépante. Laisser crouler l’empire d’orient (la plus forte armée du monde après celle de Mahomet II était celle de Charles VII le mal-nommé "Victorieux"). Complètement absente de l’évangélisation du nouveau continent et ne débarquant en Algérie que pour de basses questions financières... J’aurais eu bien plus de raisons d’être nationaliste (encore que je n’en ai aucune) si j’étais polonais, allemand (du Saint Empire), portugais, espagnol ou vénitien. Seriez-vous nationalistes chez les turcs, chez les japonais ou chez les Coréens ?

Et puis, ad hominem, se dire nationaliste supposerait qu’il y eût encore une nation française, non ?

Je ne suis donc pas du tout nationaliste, donc pas maurrassien et prenez-vous en à d’autres pour interdire la forme extraordinaire.