20 juin 2009

[Abbaye du Barroux] Lettre aux Amis du Monastère

SOURCE - 19 juin 2009, Fête du Sacré-Coeur - lettre n°130 aux amis du monastère (extrait)

LE TRAVAIL MANUEL

Il arrive que de jeunes gens viennent aider les moines. Récemment, six garçons du Sud-Ouest ont participé au désherbage de la vigne avec trois moines : c’étaient d’excellents garçons, pleins de bon esprit et de courage. Mais ils avaient tous un petit défaut : ils n’avaient aucune retenue dans les paroles. Alors un des moines leur lança un défi : celui de travailler en silence. Et il comprit à leur regard que le soleil, la chaleur, la dureté de la terre étaient moins effrayants que le silence. Mais ils s’exécutèrent. Quelque temps plus tard, le même moine leur demanda la raison du travail manuel des moines. Et l’un des garçons répondit aussitôt et en latin : mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un corps sain). Ce qui est déjà bien. Mais voici ce que le moine leur répondit. Le travail manuel a plusieurs raisons.

La première est de participer à la création de Dieu. Dieu a créé le monde mais le moins possible. Et Il nous laisse la responsabilité de cultiver la terre, d’en prendre soin afin qu’elle donne du fruit. Dans la Genèse, il est même dit que Dieu ordonna à Adam de dominer la terre. Non pas comme un ogre destructeur, mais dans une maîtrise intelligente et respectueuse, afin qu’elle donne le meilleur d’elle-même pour lui et ses enfants. Pour celui qui voit dans la création un don de Dieu et, dans une certaine mesure, son reflet, il y a une véritable joie à collaborer avec Dieu dans le travail. Le vigneron ne se lassera jamais de contempler le tendre et clair bourgeon sortir de la dure et sombre écorce de la vigne. Le coeur s’élève alors sans peine vers le Très-Haut, si sage et si bon, le Père Créateur. La liturgie commence là, dans les champs.

La deuxième raison est le développement humain. Il n’est pas bon pour le moine, ni pour aucun homme, de rester oisif. Par le travail manuel, le moine apprend à retourner au réel. Il est confronté à la force de la réalité. Le vigneron sait que la vigne ne donnera jamais de pomme. Il sait aussi que la nature a ses rythmes, ses lois, et qu’elle ne pardonne jamais. Le travailleur apprend alors la responsabilité. Si Dieu donne tout, il ne fait pas tout. Dieu ne déresponsabilise jamais. Il prévient, il aide, il soutient et il pardonne. Mais il nous laisse toujours notre part de responsabilité. C’est vrai dans le travail comme dans la vie spirituelle. Avec la responsabilité, le moine entretient sa volonté, il la forge. Saint Benoît dit aussi que le frère sera vraiment moine lorsqu’il vivra du travail de ses mains. Et c’est ce que nous essayons de faire, même si, à cause du temps consacré à la récitation de l’office et à la lectio divina, nous devons, en partie, compter sur l’aide financière des fidèles. On peut ajouter que le moine qui travaille se délasse de la tension due à l’effort de la conversion, des études et de l’attention à Dieu dans la récitation des offices. Le corps est bien content quand il a eu sa dose de fatigue physique. La pioche préserve le moine de la morosité moderne.

La troisième raison est la pénitence. Le moine est un pénitent tout simplement parce qu’il est un fils d’Adam à qui Dieu a dit : « Tu travailleras à la sueur de ton front. » La peine du travail est une conséquence du péché originel. Le travail manuel est donc devenu la pénitence fondamentale. Le moine fait pénitence plus en travaillant, que par les jeûnes et les sacrifices. C’est ce que le jeune novice ou le jeune hôte de passage ressent souvent en premier quand on lui met entre les mains une pioche ou une brouette pleine de compost. Le travail est tellement lié à la peine qu’il en tire son étymologie : « travail » vient du latin trepalium, instrument de torture ! Nous savons que ce n’est pas là l’essence même du travail mais que la peine est devenue sa fidèle compagne. Le moine fait pénitence joyeusement pour s’associer au Christ qui est venu nous sauver par la Croix.

Dans les champs, le moine continue le Saint Sacrifice de la messe, en silence, dans son propre corps. Il fait pénitence pour ses propres péchés, les saletés qu’il a pu commettre dans sa vie. Il fait pénitence aussi pour réparer toutes les offenses faites à Dieu et toutes les injustices faites aux hommes. Que de grâces obtenues dans les champs par un coeur pur associé à la sueur du front ! Et que de travail abattu courageusement dans cet esprit réparateur. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus disait à une de ses novices un peu lente, qu’une mère de famille nombreuse n’avait pas de temps à perdre. La famille d’un religieux, c’est toute l’humanité.

Et le moine fervent vit tout cela en silence, dans un silence contemplatif, dans un silence surnaturel, comme saint Joseph, le modèle des travailleurs. Il travaille en essayant d’imiter Jésus. Et il porte ainsi le monde. Et il fait sien ce qu’écrivait Antoine de Saint-Exupéry : « Je comprends pour la première fois un des mystères de la religion dont est sortie la civilisation que je revendique comme la mienne : porter les péchés du monde. Et chacun porte les péchés de tous les hommes » (Pilote de guerre).

+ F. Louis-Marie, o. s. b.
abbé