19 février 2004

[Aletheia n°53] Le témoignage du Cardinal Oddi

Aletheia n°53 - 19 février 2004
LE TEMOIGNAGE DU CARDINAL ODDI (1910-2001)
En 1992, lors de la préparation d’une biographie de Paul VI, j’interrogeai à Rome, ou par écrit, plusieurs cardinaux qui avaient été ses collaborateurs. Tous me firent, dans leurs appartements du Vatican et/ou par des échanges de courrier, un accueil bienveillant et acceptèrent de répondre longuement à ses questions. Tous sauf un. Cardinal français de curie, encore en fonction aujourd’hui et réputé pour le sens élevé qu’il a de sa dignité, il n’avait daigné m’accorder, dans son immense bureau romain, que quelques pages photocopiées de sa bibliographie.
Tout autrement chaleureux fut l’accueil du cardinal Oddi. Après avoir été Nonce apostolique en Europe et au Moyen-Orient, il avait été créé cardinal en 1969 par Paul VI et, sous le pontificat de Jean-Paul II, il avait été Préfet de la Congrégation pour le clergé (1979-1986). Il fut un de ces cardinaux que, par paresse intellectuelle, on qualifie de “ conservateurs ”.
Finalement, de sa retraite de Morfasso, il m’adressait, le 18 août 1992, une longue réponse dactylographiée, en français, aux diverses questions que je lui avais posées. Le cardinal Oddi m’écrivait : “ Faites en ce que vous jugez opportun. Je m’excuse des erreurs de frappe et peut-être de langue. Corrigez là où vous jugez opportun ou nécessaire ”. J’ai utilisé certains éléments de ce témoignage dans mon Paul VI. Le pape écartelé (Perrin, 1993). Je publie, cette fois intégralement, avec quelques corrections de style, les réponses du cardinal Oddi. Elles éclairent certains épisodes de l’histoire récente de l’Eglise.
Yves Chiron
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Quand avez-vous fait connaissance du futur Paul VI ?
J’ai fait la connaissance de Mgr Montini en 1934. Il était à la Secrétairerie d’Etat et moi élève de l’Académie Pontificale qui prépare le personnel destiné aux services du Saint-Siège, en particulier pour la diplomatie vaticane. En 1936, j’ai été envoyé à la Délégation apostolique de Téhéran puis, en 1939, à la Délégation Apostolique de Beyrouth.
Avant qu’il ne devienne Pape, je n’étais pas particulièrement lié à Mgr Montini.
Paul VI vous a-t-il consulté sur des sujets précis ?
C’est au cours d’entretiens avec lui, quand il était encore Substitut à la Secrétairerie d’Etat, que nous avons parlé de l’organisation à donner aux services diplomatiques du Saint-Siège, à commencer par le choix et la préparation du personnel, des intérêts à porter aux différents problèmes, etc.
Quand il est devenu Pape en 1963, j’étais depuis un an Nonce Apostolique en Belgique et au Luxembourg et représentant du Saint-Siège auprès des Communautés européennes. C’est justement à propos de l’intérêt à porter à cette nouvelle organisation que le pape m’a consulté. Il désirait connaître ce que j’en pensais.
Pendant que j’étais en poste à Bruxelles, Paul VI m’a aussi plus d’une fois consulté sur la marche du Concile qui le préoccupait énormément. Au point que, en 1965, le Concile terminé, il m’a confié qu’il avait remercié le bon Dieu d’avoir pu le conclure car Dieu seul pouvait prévoir où auraient pu arriver certaines tendances qui s’étaient manifestées au cours des discussions…
Toutes les fois que j’ai eu l’honneur d’être reçu en audience par le Saint-Père, après m’avoir écouté, il m’exposait sa pensée sur les problèmes les plus vifs du moment ayant la bonté de me demander ce que j’en pensais ; par exemple, sur l’habit des prêtres et des religieux ou sur les changements dans la liturgie. Je me rappelle que le Saint-Père partageait ma pensée sur la communion dans la main, et je sais – probablement je n’étais pas le seul à soulever de graves objections – qu’il a retiré, au moins pour une année, l’autorisation qu’il avait donnée à certains épiscopats, par exemple en Belgique qui était à l’avant-garde en matière.
Mon impression était que le Saint-Père n’était pas d’accord personnellement avec certaines innovations dans la “ conduite extérieure ” des prêtres ; avec certaines innovations liturgiques. J’avais même l’impression qu’il en souffrait mais il craignait de n’être pas obéi dans plusieurs parties du monde catholique.
La seule consultation formelle a été au sujet de l’interprétation qui mettait les cardinaux à la retraite complète après 80 ans. Le pape devait-il se retirer à 80 ans ? Ma réponse a été un net NON. Il ne devait pas se retirer. Puisque le choix venait de Dieu, c’est donc Lui qui devait dire “ STOP ”, pas les hommes !
Plus d’une fois, au cours d’audiences privées, Paul VI m’a entretenu du problème de la fameuse “ pilule ”. Tout le monde sait que le Pape a dit n’avoir jamais eu tant de calme d’esprit que depuis qu’il était arrivé à la conclusion du problème.
Vous avez déclaré que le canon 2, introduit par la réforme liturgique, était “ peu clair et imprécis ”. Quel jugement portez-vous sur la réforme liturgique et sur la façon dont elle a été appliquée ?
Ce que j’ai dit au sujet du canon 2 est exact. J’ai dit aussi que le cardinal Siri m’avait confié qu’il adoptait souvent le canon 2 qu’il trouvait très intéressant. Je vous dirai que moi-même j’adopte facilement et volontiers le canon 2.
Je me rappelle que j’ai eu l’occasion de dire au Saint-Père Paul VI que personnellement je n’étais pas d’accord avec toute cette transformation de la liturgie comme si on s’était aperçu que jusqu’à maintenant on avait suivi une fausse route… J’ai souvent protesté contre la presque suppression du latin même dans la messe, malgré la claire volonté du Concile, et j’ai eu l’occasion de dire au Pape que cette suppression était en opposition avec les dispositions-mêmes du Concile. Le Saint-Père avait l’intention de demander aux Evêques du monde catholique d’avoir au moins une Messe en latin dans les principaux centres du diocèse, surtout pour offrir ce service aux étrangers.
Une liste d’ecclésiastiques francs-maçons, qui comprend le nom de plusieurs cardinaux et de prélats, a circulé. En avez-vous eu connaissance ? Qu’en pensez-vous ?
Je me rappelle effectivement qu’un prélat ami m’a montré une longue liste (160 noms à peu près, si je ne me trompe) d’ecclésiastiques, haut placés, qui étaient qualifiés de membres de la franc-maçonnerie. Je me rappelle avoir dit à ce collègue de ne pas prendre au sérieux cette liste, à mon sens fabriquée par des “ conservateurs ” pour dénigrer les “ progressistes ”. Je connaissais assez bien personnellement certains ecclésiastiques de cette liste et j’étais sûr à cent pour cent qu’ils n’avaient aucun rapport avec les francs-maçons. La liste est tout de même arrivée aux mains du Saint-Père.
Qu’il puisse y avoir parmi les ecclésiastiques quelque inscrit à la maçonnerie était possible, mais il s’agirait de cas vraiment minimes et de personnes d’importance assez réduite. C’est encore ce que je pense aujourd’hui, bien que, au cours de mon service diplomatique, j’aie nourri quelque soupçon pour certaines personnes d’Eglise.
Quels ont été vos rapports avec Mgr Lefebvre ?
Sans avoir de sympathie pour le mouvement, je me suis occupé du problème Lefebvre. Déjà en France – à l’époque où j’étais secrétaire du Nonce Roncalli à Paris –, je m’étais occupé de ce Monseigneur car j’avais eu l’occasion de connaître son travail en Afrique et j’admirais sa conduite.
J’ai eu l’occasion de faire connaître ma pensée et mon jugement au Saint-Père qui avait l’air de considérer avec sympathie l’Evêque en question. Il l’a même reçu en audience privée pour régler le problème, la Commission cardinalice n’étant pas arrivée à une conclusion. Si cette rencontre n’a pas obtenu le résultat désiré, je doute que la responsabilité en revienne tout entière à Mgr Lefebvre. Selon ce que celui-ci m’a raconté après sa rencontre avec Paul VI, le Pape avait reçu des informations fausses au sujet de la situation des Lefebvristes.
Quant à la situation de l’Eglise en France, je me suis toujours demandé si le Saint-Père en avait pleine connaissance, surtout à propos de la situation des séminaires.
Vous estimez que le “ troisième secret de Fatima ” est relatif à la crise de l’Eglise ? Pourquoi, selon vous, n’a-t-il pas encore été rendu public ?
Au commencement de 1960, au cours d’une audience avec Jean XXIII, je me suis permis de lui dire que j’étais scandalisé du fait que toute l’Eglise catholique parlait de ce Secret et que, au moment annoncé pour sa publication, le “ Secret ” avait disparu. Le Saint-Père m’a répondu : “ Ne m’en parle pas ” et il a fait un geste comme pour dire que c’était une chose qui n’était pas digne d’attention. J’ai répondu que je ne pouvais pas être de cet avis sans perdre un peu la confiance dans le sérieux de l’Eglise. Le Saint-Père sourit et l’on passa à un autre sujet.
Mais le papier qui était supposé contenir le Secret fut de nouveau placé dans l’armoire du Saint-Père. J’ai su plus tard que le texte écrit par Sœur Lucie avait été lu par le minutante portugais de la Secrétairerie d’Etat en présence du Pape, du cardinal Ottaviani et de Mgr Capovilla, puis remis à sa place.
On m’a dit que Paul VI avait lu, lui aussi, le message. Je suis sûr qu’il a été lu par Jean-Paul II. Pourquoi n’a-t-il pas été publié ?[1]  Jean XXIII ne l’avait pas jugé digne de publication et Paul VI a dû partager la même opinion. Je ne peux pas deviner pourquoi le Pape Paul VI n’a pas évoqué le Secret au cours de son voyage à Fatima en 1967. Mais il a fait venir Sœur Lucie à la cérémonie au terme de laquelle il a présenté la voyante à la foule.
J’ai su, au cours d’un entretien que j’ai eu avec Sœur Lucie, que Jean-Paul II avait discuté longuement avec elle, en 1983, et ils s’étaient tous deux trouvé d’accord pour estimer que “ la publication aurait pu être mal interprétée, dans un mauvais sens … ” C’est exactement ce que Jean-Paul II a déclaré dans un discours en Allemagne et qu’il a répété dans un déjeuner avec un certain nombre de cardinaux.
Le Secret n’est plus un secret à mon avis. Je reste fidèle à mon interprétation… jusqu’au moment où on publiera le texte officiel ! J’ai dit à Sœur Lucie, au cours de l’entretien que j’ai eu avec elle, que je ne voulais pas connaître le texte. Même si je me suis permis d’ajouter : “ Je n’arrive pas à comprendre que l’on puisse juger la Sainte Vierge moins prudente que les hommes ”.
J’ajoute un petit mot à vos questions. Dans certains milieux ecclésiastiques, on reproche au pape Paul VI :
a) d’avoir privé les cardinaux octogénaires du droit de vote pour l’élection du pape. Le cardinal Felici, juriste, ayant été consulté par le Pape Paul VI lui avait répondu : “ Juridiquement le Pape ne peut pas priver des ayant droits du vote comme membres du Sacré-Collège. Car il s’agit de priver d’un droit sans qu’il y ait eu faute. Mais, par son pouvoir direct, le Pape peut supprimer le Sacré-Collège le jour-même… ” Il est certain que cette privation de droit a été considérée, par un certain nombre de cardinaux, comme une “ punition ” non méritée.
b) beaucoup de critiques ont été adressées à Paul VI pour la façon dont il s’est conduit avec le cardinal Mindszenty. Celui-ci avait quitté l’Ambassade américaine à Budapest et était venu à Rome, dit-on, avec l’assurance qu’il ne serait pas privé du titre d’archevêque d’Esztergom. Arrivé à Rome, le Saint-Siège lui demanda de renoncer à son diocèse. Le Cardinal a refusé, mais il a été officiellement destitué. Le Cardinal l’a raconté dans ses Mémoires en ajoutant qu’il n’avait autant souffert de sa vie.
On a reproché au Saint-Siège, donc au Pape, d’avoir cédé aux pressions du gouvernement hongrois. C’est certain que le Saint-Siège a agi de cette façon pour le bien des âmes et du pays, mais le cardinal Mindszenty n’a pas jugé de la même manière… C’était l’époque de l’Ostpolitik !
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Vient de paraître : Yves Chiron, Ma Mère, Editions Nivoit (5 rue du Berry, 36250 Niherne). Un livret autobiographique, 18 pages, tirage limité, édition numérotée, 6 euros franco de port.
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[1] Le 13 mai 2000, le texte du Secret a finalement été publié par le Saint-Siège, accompagné d’une interprétation (NDLR).